Lazaria aimait marcher la nuit, écouter les doux bruits de la cité qui ne s'endormait pas. A cette heure tardive, tous les lieux de beuveries et de luxures étaient encore ouvert. Des chants joyeux accompagnaient l'elfe dans sa promenade. Mais elle restait indifférente à tout cela, n'ayant jamais apprécié les fêtes bruyantes et assommantes. Certains avaient essayé de lui forcer la main, de lui faire boire quelques verres. Elle avait refusé poliment et ses compagnons s'étaient lassés, l'accusant d'être "trop sérieuse". La raison de ce refus était pourtant évidente : elle ne voulait pas passer sa soirée une choppe aux lèvres parce qu'elle n'avait rien à fêter.

Mais à Delma, ville des arts, de la joie et de la fête, personne n'avaient besoin d'une raison pour se réunir entre amis autour d'une table. C'était un concept que même après avoir vécu deux ans en Haut, l'elfe nocturne avait du mal à saisir. Peut être qu'il serait temps pour elle d'essayer de s'adapter aux mœurs humaines, malgré leurs étrangetés. Après tout, Lazaria se sentait bien plus proche d'eux que de ses frères des Cavernes. Pour les Hommes, elle n'était rien de plus qu'une elfe comme les autres. Certes, on lui posait beaucoup de questions sur sa race, mais on ne la considérait pas comme unique. L'elfe nocturne appréciait cet anonymat, qui lui permettait de parcourir les ruelles sombres de la cité des rêves sans être dérangé. D'un autre coté, personne ne se rendait dans ces ruelles loin de la lumière des lanternes. Lazaria ne comprenait pas pourquoi bon nombre d'habitants l'avaient mise en garde, ce n'était qu'une rue étroite et sombre, la mort ne pouvait pas surgir à chaque pas. Au contraire pour l'elfe, cet endroit était rassurant. L'obscurité des Cavernes lui manquait et plus elle s'enfonçait dans le noir, plus elle retrouvait d'anciennes sensations. C'était son seul remède contre le mal du pays. Arrivée presque au bout de la ruelle, elle commença à faire demi tour. C'est à ce moment là qu'elle la vit. Cette silhouette dont l'ombre lui était visible, malgré la pénombre.

Ces yeux dorés scrutaient la scène qui s'offrait à elle. Comme tous les Elfes Nocturnes, Lazaria avait la capacité de voir dans le noir. Pas avec précision, certes, mais elle pouvait distinguer des formes floues. Devant elle se déroulait une sordide affaire dont elle aurait préféré ne pas être témoin. L'elfe sentait qu'elle n'était pas à sa place devant un tel spectacle et qu'elle allait très vite regretter ses balades nocturnes. Si elle sortait vivante de cette aventure.

Une ombre menaçante et silencieuse suivait une autre forme floue. L'homme (car vu sa stature, la forme floue ne pouvait qu'appartenir à la gent masculine) essayait de fuir cette ombre qui ne le lâchait pas. Apparaissant et disparaissant dans la nuit, l'ombre était toujours là. Lorsqu'elle l'avait bloqué dans une impasse, juste devant les yeux de Lazaria, l'ombre laissa apparaitre des griffes métalliques cachées sous sa manche. Les armes brillantes aveuglèrent l'elfe pendant quelques instants, mais pas assez pour ne pas voir ce qui allait suivre. Sans laisser le temps à l'homme de réaliser la situation, l'ombre planta ses griffes acérées dans sa chair et le tua avec une rapidité effrayante. La silhouette mystérieuse essuya d'un revers de main les quelques gouttes de sang sur son visage et s'apprêtait à s'enfuir. Mais elle s'arrêta nette et observa les alentours. Ses yeux se posèrent sur Lazaria, à seulement quelques mètres elle. Sans bruit, l'ombre se dirigea dans sa direction et au fur à mesure qu'elle se rapprochait, l'elfe pouvait la voir plus précisément. C'était une jeune humaine, aux cheveux noirs qui lui tombaient sur les épaules. Et son regard semblait encore plus meurtrier que ses griffes.

Sombre, sombre nuit qu'était celle qui s'étendait sous ses yeux. Sombre, sombre ambiance qui teintait les lieux. Sombres, sombres desseins qui germaient dans l'esprit éveillé de l'assassin. Écho au silence nocturne, danseuse des ombres, murmure éphémère aussitôt envolé. Cette nuit serait celle où se déroulerait sa chasse. Rasant les murs avec l'agilité d'un félin, Kajika progressait, cachée de la faible lueur de l'astre lunaire qui englobait les rues sombres de Delma. Se fondant dans les ténèbres, elle était tour à tour ombre, puis silhouette, avant de retourner à l'état de forme invisible. L'homme qu'elle pourchassait ne se savait pas encore proie. Il profitait en réalité de ses derniers instants, mais il l’ignorait. La mort est bien fourbe et en même temps, d'une grande bonté. Elle préserve l'esprit dans l'ignorance de son apparition, éloignant ainsi la folie de la connaissance de son propre destin. L'homme était là, adossé à un mur sale, conversant avec un interlocuteur invisible qui lui remit une enveloppe cachetée. Une simple lettre. Et ce serait pour elle -à cause d'elle- qu'il passerait de vie à trépas. Oui, la mort était aussi très moqueuse.

Les hommes se séparèrent. Seul celui qui était en possession des précieuses informations intéressait Kajika. L’expéditeur, elle le connaissait déjà. Elle attendit quelques secondes dans le silence. Le messager observa les alentours, suspicieux. Ne détectant rien d'anormal, il cacha son visage à l'aide de son capuchon et entreprit de se mettre en route d'un pas rapide. La nuit s'anima, les nuages voilèrent la lune. L'assassin saisit ses longues griffes, qu'elle frotta les unes contre les autres, dans un bruit de ferraille étouffé. Sa proie sursauta, avant de se retourner. Ce fut avec une certaine satisfaction que Kajika accueillit son air étonné, puis apeuré. L'homme tourna rapidement les talons et s'élança. La chasse commençait. Le messager était rapide et savait se déplacer dans un environnement urbain. Mais ce n'était pas un assassin. Alors qu'il croyait s'être débarrassé de son bourreau, Kajika atterrit avec souplesse derrière lui. L'homme se retourna. Les nuages s'éloignèrent, permettant à la lune de projeter sa lueur blafarde sur la scène. Ses longues griffes miroitaient désormais, avant de se teintée de sang, lorsque l'assassin les planta dans le ventre de sa cible. Le corps tomba à terre dans un bruit sourd, étouffé. Tout en finesse, sans une bavure. D'un revers de main, elle essuya le sang qui décorait sa joue. Alors qu'elle s'apprêtait à tourner les talons, après avoir saisit l'objet de sa chasse, son regard s'arrêta sur deux points brillant. Des yeux. Un regard qui l'observait, écarquillé.

D'un geste vif de la main, Kajika acheva de soulager ses longues griffes du sang poisseux qui les recouvrait, décorant le mur de tâches rougeâtres. Ses armes toujours sorties, l'assassin s'approcha du pitoyable témoin, toujours immobile. Il s'agissait d'une elfe a la peau très sombre et aux yeux d'une étrange teinte dorée. C'était rare. Mais un témoin restait un témoin. Si un sourire presque animal était toujours accroché au visage de la sang-mêlé, il n'y avait que l'envie de meurtre qui faisait briller ses yeux. Soif de sang, encore et toujours plus. Mais la chasse de Kajika avait été trop courte. Trop fade. Pas assez intense.

« Devrait-on jouer un peu ? Je vais te laisser de l'avance... »

Pour illustrer ses mots, l'assassin rengaina ses griffes meurtrières, le regard toujours fixé sur l'elfe. Un regard pétillant, d'un bleu tranchant, qui voyait déjà un monde vermeil. Son ton ne laissait place à aucune discussion.

Une dizaine de secondes. Ce n'est rien que quelques grains de sables tombant de l'autre coté du sablier. Figer le temps était bien trop éphémère et dangereux pour Lazaria. Et sa vie allait bientôt être écoulé si elle ne faisait rien. Malgré cette nuit noire, ses yeux étaient plus dorés que jamais. Ils observaient la dangereuse assassin, incrédules. La jeune humaine lui avait donné un peu de répit, mais pendant combien de temps ? Son corps ne bougeait pas, mais son esprit bouillonnait, passant en revue chaque issue. Revenir sur ses pas ? Aucune chance de s'en sortir de cette manière, atteindre les allées éclairés avant que ses inquiétantes griffes se referment sur elles était impossible. L'attaquer de front ? L'elfe nocturne n'avait que pour seule arme une courte dague, peu d'espoir de blesser une meurtrière qui ne semblait pas à son premier assassinat. Il y avait bien une autre solution. La porte de sortie était certainement là où elle ne l'attendais pas...

Elle avait déjà perdue une dizaine de secondes. Son temps était compté. Elle ne pouvait plus se permettre de réfléchir. Pourtant c'était ce qu'elle faisait depuis quelques années, essayer de penser le monde. De comprendre pourquoi la nature lui offrait ses présents et ses poisons qu'étaient les plantes. C'est grâce à cela qu'elle était devenue calme et posée. Mais aujourd'hui, elle devait revenir à son point de départ pour survivre. Recommencer à vivre dangereusement. Que ce soit en Haut ou dans les Cavernes, la vie était bien étrange. C'est pour cela que Lazaria décida de se fier à son instinct. Celui qu'elle avait emprisonné si longtemps au fond d'elle. N'attendant pas plus longtemps, n'accordant même plus un regard à celle qui serait sûrement la cause de sa mort, elle s'approchât du mur le plus proche. Ayant aperçue quelques prises, l'agile elfe grimpa rapidement jusqu'aux toits fragiles de ces habitations plongés dans l'obscurité. Et elle se mit à courir, ses cheveux blancs semblant illuminer son chemin, ses pieds frappant avec bruit contre les tuiles. La discrétion n'a jamais été son fort, tout du moins dans la fuite.

Pourquoi fuir par le haut ? C'était peut être devenue une habitude. Pour se justifier, l'elfe nocturne pensa aux attributs de sa race. Elle se savait agile et ses yeux voyaient dans la nuit. Autant avoir toutes les cartes en main, lorsque l'on veut survivre au prochain coup. Lazaria n'avait jamais compris l'intérêt des jeux de cartes avant cet instant. Pourquoi les yeux et les pensées étaient rivées sur de simples bouts de papier ? Mais maintenant elle savait. L'adrénaline d'un jeu où l'on risquait quelque chose, c'était cela qui faisait tourner les têtes. Mais en cette heure sombre, elle pariait bien plus que quelques pièces. Sa vie était posée sur la table et la cité entière était devenue un terrain de jeu. La peur serrait le cœur de l'elfe nocturne et faisait accélérer sa course. Mais cette angoisse lui plaisait dans un sens. Cela faisait des années qu'elle n'avait pas couru de cette façon. Une étincelle apparue dans son regard, sur ce visage déformé par l'effroi. La terrible inconnue voulait jouer ? Lazaria n'attendait que cela. Elle se battrait jusqu'au bout pour pouvoir un jour retourner dans les Cavernes. Et si elle mourrait, elle n'aurait que peu de regrets. Au moins, sa vie quitterait son corps devant un beau paysage, dans une obscurité chaleureuse.